La Gestion de la Performance Environnementale en pratique #5
Le témoignage de ESAF en Inde
La Série Environnement de Cerise+SPTF
- Article #1 – Le témoignage d’Assilassimé Solidarité, au Togo
- Article #2 – Le témoignage de l’UBTEC au Burkina Faso
- Article #3 – Le témoignage d’ENDA Tamweel en Tunisie
- Article #4 – Le témoignage de CRECER IFD en Bolivie
- Article #5 – Le témoignage de ESAF en Inde
- Article #6 – Le témoignage de MiCrédito au Nicaragua
En février 2022, Cerise+SPTF ont publié une version mise à jour des Normes Universelles. Celles-ci incluent désormais une nouvelle Dimension 7 dédiée à la Gestion de la Performance Environnementale* : une dimension incontournable face aux enjeux climatiques et environnementaux actuels, mais encore peu connue des acteurs de la finance inclusive.
Alors, en pratique, gérer sa performance environnementale, en quoi cela consiste-t-il ?
Nous avons invité des institutions, pionnières en la matière, à partager leur expérience. Aujourd’hui, c’est Sandhya Suresh, Responsable Capitalisation & Développement de ESAF Cooperative, en Inde, qui nous livre son témoignage.
* La Dimension 7 a été développée par CERISE+SPTF en coordination avec le Groupe d’Action GICSF d’e-MFP. La Dimension 7 est totalement alignée avec le Green Index 3.0, qui est l’outil d’évaluation de la performance environnementale développé et géré par le groupe d’action GICSF.
1. Quels sont les enjeux écologiques dans votre zone d’intervention ?
ESAF a été créée en tant qu'organisation à but non lucratif en 1992 au Kerala, dans le sud de l’Inde, et s'est ensuite étendue au centre et à l'ouest du pays. Aujourd'hui, ESAF est une banque de microfinance présente dans 23 États (sur les 35 États que compte l’Inde), avec 760 agences et plus de 5,5 millions de clients. Nous avons donc une large portée, auprès de nombreuses communautés, dans des contextes très variés.
Nous existons depuis 30 ans, et depuis tout ce temps, nous avons été témoins d'une évolution dans le changement climatique et ses impacts sur les populations. Les événements climatiques extrêmes deviennent récurrents. Nous sommes particulièrement inquiets au Kerala, où se trouve la majorité de nos clients. Les cycles de pluie ont changé, et nous sommes souvent confrontés à des pluies diluviennes qui impactent les moyens de subsistance et la vie de nos clients. Les cultures sont endommagées ou inondées, et les clients perdent des revenus. Dans les zones vallonnées, les fortes pluies génèrent des glissements de terrain qui emportent les maisons. Sur la zone côtière, nos clients sont touchés par des tempêtes et ouragans qui endommagent leurs maisons et impactent leurs activités de pêcheurs. Dans les villes, ces fortes pluies créent également des engorgements et des inondations. Une de nos employées là-bas dit que, dès qu'il commence à pleuvoir, son cœur se met à battre et elle prie pour que la pluie s'arrête…
Dans la zone ouest du pays, dans le Maharashtra, on s'inquiète davantage de la sécheresse. La plupart de nos clients là-bas sont agriculteurs, et le manque d'eau affecte directement leurs cultures.
Le changement climatique crée beaucoup de ravages, beaucoup d'incertitude pour nos clients. On perçoit beaucoup d'inquiétudes de leur part, notamment pour les clients dépendant de la nature pour vivre : agriculteurs, pêcheurs, etc. Beaucoup de jeunes n'ont plus confiance dans les activités agricoles car il y a trop d'aléas climatiques. Beaucoup partent s’installer en ville mais n’y trouvent pas d’emploi.
En plus du changement climatique, nous sommes aussi confrontés à des problèmes de pollution dans les communautés où nous travaillons. Dans la ville de Delhi, la pollution de l'air est élevée. La pollution de l'eau est également un problème, car de nombreuses sources d'eau sont maintenant contaminées et impropres à la consommation humaine. Les gens doivent creuser des puits plus profonds, ce qui affecte la qualité des nappes phréatiques.
Enfin, la pollution des sols est également un enjeu clé dans notre pays. L'utilisation massive de plastique a détruit la structure naturelle du sol. Nos clients agriculteurs nous disent qu'ils ne sont pas sûrs que leurs graines germeront car ils trouvent beaucoup de matière plastique dans leur sol lorsqu'ils labourent. L'utilisation massive de produits chimiques comme engrais et pesticides au cours des dernières décennies est également problématique, car elle détruit la vie du sol et dégrade sa qualité. Les produits chimiques sont utilisés par les exploitations de toute taille. Et même si un nombre croissant de communautés se tournent maintenant vers l'agriculture biologique, avec le soutien du gouvernement et des ONG, cela reste toujours un énorme problème. Le changement des pratiques prendra du temps.
2. Pourquoi votre institution a-t-elle fait le choix de gérer sa performance environnementale ?
Chez ESAF, nous avons démarré nos activités avec un fort ancrage territorial, et nous avons toujours été attentifs aux besoins de nos bénéficiaires. Notre cherchons à répondre aux problématiques sociales, pas seulement aux besoins des entreprises. Maintenant, si nous voulons réaliser notre mission sociale, si nous voulons répondre aux problèmes sociaux, nous devons également nous pencher sur la performance environnementale, car les questions climatiques et environnementales touchent directement nos clients.
Et ces problèmes affectent également directement ESAF. A chaque fois qu'il y a un événement climatique extrême, nous ne pouvons pas nous rendre chez nos clients, nos opérations sont impactées, et le portefeuille devient immédiatement risqué : les remboursements s'arrêtent !
Depuis le début, ESAF a un sens aigu des responsabilités. Nous pensons que nous avons un rôle à jouer. Que savent nos clients du changement climatique ? Nous devons les sensibiliser, les responsabiliser pour faire face à ces défis environnementaux. C'est pourquoi nous avons décidé de nous engager dans la gestion de la performance environnementale.
3. Qu’avez-vous mis en œuvre pour améliorer votre performance environnementale ?
Très tôt dans l'histoire d'ESAF, depuis 1992, nous avons cherché à inculquer le sens de la responsabilité environnementale à notre personnel et à nos clients, avec une première action symbolique : le 5 juin de chaque année, à l’occasion de la Journée mondiale de l'environnement, nous fournissons gratuitement des graines et des jeunes plants à nos clients et nous les sensibilisons sur la façon de prendre soin des arbres et des plantes.
En 2007, nous avons décidé de formaliser notre engagement en faveur de la protection de l'environnement, avec une première déclaration de politique environnementale indiquant que : « ESAF s'engage à minimiser les impacts environnementaux négatifs et […] veille à ce que nous utilisions nos compétences, nos connaissances, nos outils et nos ressources d'une manière qui est sans danger pour l'environnement ».
Notre premier engagement à plus grande échelle a commencé en 2009, avec le développement de produits financiers pour des solutions d'énergie propre, à travers le programme "Clean Energy for the Poor". Nous avions clairement identifié un problème d’accès à l'énergie pour nos clients, et avons décidé de proposer des crédits pour financer des technologies bénéfiques, telles que des lanternes solaires, des foyers améliorés et des filtres à eau. L’objectif était d'aider les clients à réduire l'utilisation de pétrole, de charbon de bois, et de bois, et d’ainsi réduire leurs dépenses énergétiques tout en préservant les ressources naturelles. Lorsqu’ESAF est devenue une banque de microfinance en 2017, au-delà des solutions abordables pour les clients à faible revenu, nous avons également commencé à proposer des crédits d’accès à l'énergie propre pour des investissements plus importants, en particulier pour des installations photovoltaïques en toiture, à destination des familles de classe moyenne pouvant se le permettre.
Aujourd'hui, nous travaillons avec un large éventail de fournisseurs et partenaires pour rendre les solutions d'énergie propre accessibles à nos clients. Et dans le processus de sélection, nous veillons à garantir l'adéquation et la qualité des technologies énergétiques, et la fiabilité des prestataires et des services après-vente. Nous organisons régulièrement des expositions sur les solutions énergétiques propres et sensibilisons nos clients à leur bon usage.
Nous mettons également en œuvre depuis 2019 un projet Entrepreneur Solaire, où nous formons des jeunes chômeurs à l'installation de panneaux solaires, en tant qu'activité génératrice de revenus pour eux.
En plus de l'accès à l'énergie propre, ESAF s’est aussi engagé dans la promotion d'une agriculture plus durable. En 2014, nous avons mis en place un programme appelé AIM (Agri-Intervention & Mentorat) pour soutenir le développement et l'utilisation de biopesticides et biofertilisants (biogaz, compostage). ESAF Bank fournit le financement pour faciliter l'accès à ces alternatives, tandis qu’ESAF Cooperative s'occupe de renforcer les capacités de nos clients. Depuis 2018, nous mettons en œuvre dans le Maharashtra un projet pilote sur les agri-entrepreneurs, avec une formation approfondie et des prêts accordés aux jeunes chômeurs pour les aider à créer des agro-boutiques dans leurs villages et conseiller les agriculteurs sur les technologies et les pratiques agricoles régénératives et résilientes face au changement climatique.
Forts de ces premières expériences, nous avons réalisé que la gestion de la performance environnementale ne concerne pas seulement nos clients, mais que c'est aussi quelque chose que nous devons intégrer dans notre institution, dans notre gouvernance, dans notre stratégie, dans nos opérations… C'est pourquoi, en 2017, nous avons formalisé une Politique de Banque Durable, complétée en 2022 par une politique ESG (plus centrée sur l'évaluation des risques).
Nous cherchons également à sensibiliser et à renforcer les capacités de notre personnel, pour nous assurer qu'ils se sont approprié le sujet et sont en mesure d’en parler avec les clients. Les questions environnementales sont intégrées dans la formation initiale de notre personnel et dans les formations de recyclage régulières que nous organisons. Lorsqu'ils vendent un prêt d'énergie propre, nos employés peuvent utiliser leurs connaissances sur les émissions de gaz à effet de serre et la pollution. Lorsqu'ils vendent un prêt au logement, ils peuvent conseiller le client sur où et comment construire sa maison pour avoir des maisons plus résilientes. Pour inculquer cet état d'esprit respectueux de l'environnement, nous avons également développé un Protocole Vert, qui fournit aux employés des directives sur la manière dont ils peuvent réduire leur empreinte écologique au siège et dans les agences (par exemple en éteignant les lumières/ventilateurs/climatiseurs lorsqu'ils ne sont pas utilisés, en utilisant des boîtes à lunch et des bouteilles d'eau réutilisables au lieu de celles en plastique jetables, en marchant, en faisant du vélo ou en utilisant les transports en commun, etc.). Nous avons nommé et formé des Green Champions dans chaque département et agence. Ces Champions sont chargés de promouvoir et de rendre compte des pratiques environnementales au sein de leur équipe. Chaque année, chaque agence est évaluée par nos auditeurs internes sur ses performances environnementales. Sur la base de nos critères d'audit vert (réduction de la consommation de papier / énergie / eau, gestion des déchets, plantations de jeunes arbres, promotion du crédit énergie propre, formation du personnel…), chaque agence reçoit une note. Et chaque année, à l'occasion de la Journée mondiale de l'environnement, nous décernons des Prix Green d'or, d'argent et de bronze aux agences les plus performantes !
Enfin, nous profitons d'événements spécifiques, comme la journée mondiale de l'environnement, la journée mondiale de l'eau, la semaine de l'environnement, pour mener des actions de sensibilisation auprès de notre personnel et de nos clients, à l'aide d'affiches, de jingles, de chansons, de jeux, de concours, de démonstrations, etc.
4. Quels sont les résultats atteints à ce jour ?
Nous avons atteint plus de 300 000 clients avec nos produits d'énergie propre ! Et ces solutions ont généré des résultats positifs pour nos clients. Nous avons mené une évaluation indépendante des résultats qui a montré que les solutions solaires ont permis de réduire les dépenses énergétiques et, dans certains cas, de développer des activités génératrices de revenus supplémentaires, par exemple pour les femmes qui peuvent travailler le soir. Les foyers améliorés à granulés ont fait gagner du temps aux femmes qui ramassaient le bois de cuisson et ont réduit les problèmes de santé dus à la fumée noire.
Le projet Entrepreneur Solaire a également permis à plus de 100 jeunes hommes et femmes de développer une activité génératrice de revenus et d'augmenter l'accès aux solutions solaires.
Cumulativement, ce sont 180 000 tonnes d'équivalent CO2 qui ont été évitées grâce à nos produits d'énergie propre.
Dans le cadre de notre projet Agri-entrepreneur, nous avons formé une quarantaine de jeunes hommes et femmes sur 45 jours. A ce jour, 20 d'entre eux ont démarré avec succès une agro-boutique pour promouvoir les technologies et pratiques environnementales dans les villages.
Les agriculteurs membres des Sociétés de Producteurs Agricoles promues par l'ESAF s'orientent progressivement vers l'adoption des pratiques biologiques découvertes lors des formations.
Chaque année, 100 000 jeunes arbres sont plantés par nos clients lors de la Journée mondiale de l'environnement.
5. Quelles leçons avez-vous tirées de cette expérience ?
Je pense que la principale leçon que nous avons apprise est qu'il y a un énorme besoin de sensibilisation. Ce n'est que depuis dix ans que l’on entend beaucoup plus parler des questions environnementales, car nous sommes maintenant confrontés aux impacts du changement climatique. Mais avant cela, on en parlait peu. Lorsque nous avons commencé avec nos produits d'énergie propre en 2009, les premières réactions étaient sceptiques, affirmant que les impacts environnementaux ne concernaient que les pays riches à fortes émissions industrielles. Il nous a fallu, et il nous faut encore, beaucoup d'efforts pour changer cette perception, notamment pour montrer que chacun de nous a une responsabilité, que chacun de nous peut faire quelque chose. Avoir des politiques ou de nouveaux produits financiers ne suffit pas. Ce qu'il faut, c'est parler et discuter, beaucoup. Et cela est vrai aussi bien au niveau des clients, que du personnel et du conseil d'administration.
Une autre leçon clé tirée de notre produit Energie Propre est que les solutions énergétiques sélectionnées doivent être adaptées aux besoins des clients et être de très bonne qualité. Après une période d'essais et d'erreurs, nous avons été en mesure de sélectionner les meilleures technologies pour nos clients : des technologies abordables pour eux, adaptées à leurs besoins et qui peuvent durer longtemps.
Par exemple, lorsque nous avons introduit le premier foyer amélioré, il n'a pas été bien accueilli par nos clients car il était trop petit et cela prenait trop de temps de cuisiner pour une famille de 6 ou 7 personnes. La plupart des Indiens ruraux sont en effet habitués aux foyers traditionnels suffisamment grands pour faire à manger pour toute la famille. Nous avons alors discuté avec le fabricant, qui a augmenté la taille du foyer et modifié sa conception, et le foyer amélioré a alors été bien mieux accueilli.
En tant qu'ESAF, nous avons également une responsabilité dans la sélection de solutions durables : les clients achètent ces produits parce que nous leur conseillons de le faire. Si la qualité n'est pas là, ils perdent rapidement la foi et la confiance. Le contrôle de la qualité est donc essentiel dans le processus de sélection.
6. Quelles prochaines actions prévoyez-vous de mettre en œuvre pour améliorer votre performance environnementale ?
Tout d’abord, nous aimerions aller plus loin dans la mesure de notre empreinte carbone. Nous avons développé notre propre grille et notation d'audit vert interne, mais nous devons maintenant améliorer notre reporting carbone et travailler pour cela avec une agence de notation spécialisée.
Nous prévoyons également de diversifier notre gamme de produits énergétiques propres (ex. scooters électriques, voitures électriques…). Un enjeu clé sera de s'assurer que nous pouvons sélectionner des fournisseurs fiables et des produits de haute qualité.
Enfin, nous souhaiterions travailler sur des mécanismes de préparation aux catastrophes pour nos clients, afin de les aider à se préparer et à faire face aux événements climatiques extrêmes, par exemple en constituant leur épargne.
7. Que recommanderiez-vous à une institution de microfinance voulant s’engager dans la gestion de sa performance environnementale ?
Ma principale recommandation est de développer une culture du triple résultat : financier, social, environnemental (« triple bottom line »). Cela doit commencer par les décideurs : les membres du conseil d'administration et les managers doivent ressentir le besoin de parler d'environnement, de la manière dont il affecte les clients et le portefeuille. Ils doivent identifier et analyser les risques environnementaux auxquels l'institution et ses clients sont confrontés. Et s'ils sont convaincus, alors il est temps de prendre ces enjeux au sérieux et de commencer à en parler avec le personnel, pour construire une culture d'entreprise qui englobe les personnes, la planète et la prospérité.
Chez ESAF, notre fondateur Paul K. Thomas fait un discours tous les lundis matin, pour tout le personnel. Et tous les lundis, il parle à plusieurs reprises du triple résultat, « people-planet-profit ». Et c'est ainsi que la dimension environnementale s'intègre dans la culture d'entreprise.
La gestion de la performance environnementale ne doit pas être séparée des activités de l’entreprise. Elle ne doit pas être la seule responsabilité d'un département RSE à part. Elle ne doit pas être envisagée uniquement lors de la Journée mondiale de l'environnement. Elle doit faire partie de votre stratégie, de votre travail quotidien, de l’ensemble de vos opérations. Ne créez pas de silos !
Et le personnel doit être conscient de cela aussi. Si le personnel ne s’approprie pas le sujet, il ne peut pas le mettre en œuvre. Le point clé est de s'assurer que tout le monde dans l'institution, membres du conseil d'administration, directeur, managers et employés, parle le même langage sur l'environnement. Alors, vous pourrez commencer à parler aux clients.
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