La Gestion de la Performance Environnementale en pratique #3
Le témoignage d’ENDA Tamweel en Tunisie
La Série Environnement de Cerise+SPTF
- Article #1 – Le témoignage d’Assilassimé Solidarité, au Togo
- Article #2 – Le témoignage de l’UBTEC au Burkina Faso
- Article #3 – Le témoignage d’ENDA Tamweel en Tunisie
- Article #4 – Le témoignage de CRECER IFD en Bolivie
- Article #5 – Le témoignage de ESAF en Inde
- Article #6 – Le témoignage de MiCrédito au Nicaragua
En février 2022, CERISE+SPTF ont publié une version mise à jour des Normes Universelles. Celles-ci incluent désormais une nouvelle Dimension 7 dédiée à la Gestion de la Performance Environnementale* : une dimension incontournable face aux enjeux climatiques et environnementaux actuels, mais encore peu connue des acteurs de la finance inclusive.
Alors, en pratique, gérer sa performance environnementale, en quoi cela consiste-t-il ?
Nous avons invité des institutions, pionnières en la matière, à partager leur expérience. Aujourd’hui, c’est Khereddine Kahia, responsable de la stratégie agricole et environnementale d’Enda Tamweel, en Tunisie, qui nous livre son témoignage.
* La Dimension 7 a été développée par CERISE+SPTF en coordination avec le Groupe d’Action GICSF d’e-MFP. La Dimension 7 est totalement alignée avec le Green Index 3.0, qui est l’outil d’évaluation de la performance environnementale développé et géré par le groupe d’action GICSF.
1. Quels sont les enjeux écologiques dans votre zone d’intervention ?
Enda Tamweel a la particularité d’être présent sur l’ensemble du territoire de la Tunisie, avec 105 agences (et 5 guichets mobiles) couvrant 95% des délégations administratives du pays. Nous comptons parmi nos clients actifs 56% d’urbains et 44% de ruraux. Nous intervenons donc dans des contextes variés.
Dans les zones rurales, nous faisons face à des enjeux importants autour de l’agriculture. La production agricole tunisienne est largement consommatrice en ressources naturelles, avec notamment des techniques d’irrigation qui induisent de forts gaspillages d’eau et une utilisation des pesticides présentant un risque de pollution des sols et des nappes phréatiques. Avec le changement climatique, les épisodes de sécheresse sont plus fréquents et importants, renforçant la pression sur les ressources hydriques et entraînant parfois des pénuries. Du fait des aléas climatiques, les rendements agricoles sont de plus en plus variables, alors que les besoins augmentent. A ces enjeux écologiques, s’est ajoutée la crise ukrainienne, qui a encore plus souligné le besoin de renforcer la sécurité alimentaire de notre pays et de nos clients.
Un autre enjeu majeur est celui de l’énergie. La société tunisienne est de plus en plus consommatrice en biens et services, et donc en énergie, alors que la balance énergétique du pays est de plus en plus déficitaire. Le changement climatique entraîne aussi des consommations d’énergie plus importantes (maintien de la chaîne du froid, climatisation…). Le prix de l’énergie fluctue et l’électricité, le gaz et le gasoil deviennent de plus en plus chers.
Enfin, notamment dans les zones urbaines, nous sommes confrontés à un problème de production de déchets de plus en plus grande, alors que nos capacités de gestion de ces déchets restent faibles.
2. Pourquoi votre institution a-t-elle fait le choix de gérer sa performance environnementale ?
Enda, en tant qu’association, a débuté son activité en Tunisie en 1990 avec des projets écologiques autour de l’aménagement du parc national de l’Ichkeul, la lutte contre la désertification, ou encore la promotion des plantes médicinales. Enda s’est ensuite focalisée sur des questions d’inclusion financière, jusqu’à la création de la société de microfinance Enda Tamweel en 2015. Enda a toujours eu en tête les enjeux environnementaux, notamment lors de son expansion en zones rurales. Au fil des années, ces questions sont devenues un enjeu majeur pour Enda Tamweel qui fait de la gestion de sa performance environnementale un levier de sa stratégie pour l’inclusion financière et sociale, et la lutte contre la pauvreté.
Si nous nous intéressons à ces questions, c’est parce que nous sommes à l’écoute des problématiques rencontrées par nos bénéficiaires, que nous partons de leurs besoins. Dans les années 2010, dans un contexte de fort exode rural, nous avons constaté que les villes n’étaient plus capables de gérer la quantité de déchets produits. Nous avons alors décidé de lancer en 2015 un premier crédit vert pour favoriser les activités de recyclage. Nous avons ensuite identifié les enjeux autour de l’eau et de l’énergie comme des questions vitales pour nos bénéficiaires, puisque le manque de ressources et la hausse des coûts est de nature à exacerber la précarité des petits projets. Cela nous a amené à développer nos crédits Eco-Chams autour du pompage solaire. Sur le financement des filières agricoles, nous sommes donc passés d’un enjeu quantitatif à un enjeu qualitatif, afin de relever le défi écologique et de promouvoir un développement durable. Gérer notre performance environnementale, cela consiste en fait à répondre aux besoins et aux problématiques sociales de nos clients !
3. Qu’avez-vous mis en œuvre pour améliorer votre performance environnementale ?
En 2015, nous avons donc développé une ligne de prêts « Eco-prêts » pour favoriser le développement des activités de collecte et recyclage des déchets. Ces éco-prêts à taux préférentiel permettent aux collecteurs de déchets, aux recycleurs et aux centres de collecte de déchets d’acquérir du matériel de transport léger ou de subvenir à leurs besoins de trésorerie.
En 2017, nous avons élaboré notre politique environnementale, nous permettant de confirmer la dimension stratégique de ces questions, et de formaliser nos engagements autour de 9 axes.
Le développement de produits verts étant un axe central de notre stratégie, nous avons poursuivi nos réflexions et réalisé avec l’appui d’ADA et MicroEnergy International différentes études pour évaluer le potentiel « vert » de notre portefeuille. Et en 2019, nous avons lancé notre deuxième ligne de prêts verts « Eco-Chams » dédiée à l’installation de systèmes d’irrigation et de pompage solaire. Il s’agit d’un crédit d’investissement ayant un taux d’intérêt moins élevé que nos autres crédits, et proposant une durée d’emprunt plus grande (30 mois en moyenne). Il permet aux petits producteurs d’investir dans des pompes alimentées par l’énergie solaire, ne nécessitant aucun carburant ni source d’électricité externe pour fournir de l’eau. Cela leur permet d’améliorer leur accès à l’eau tout en réduisant les coûts de consommation d’énergie. Nous avons signé une convention de partenariat avec un fournisseur de pompes solaires, sans toutefois imposer ce fournisseur à nos clients. Nous avons d’abord lancé ce produit auprès des producteurs de palmiers dattiers dans la région sud de la Tunisie, et nous sommes aujourd’hui en train de le déployer à l’ensemble des régions.
Enda Tamweel s’est aussi engagée dans une démarche de promotion des pratiques responsables à travers des campagnes de sensibilisation. En partenariat avec l’Agence Nationale de Protection de l’Environnement, nous organisons chaque année pour notre personnel 2 demi-journées de sensibilisation au changement climatique et à l’éco-citoyenneté, dans un langage simple et accessible, afin d’encourager les pratiques éco-responsables au niveau individuel (sur la consommation d’énergie, l’eau, les déchets…).
Dans le cadre de nos prêts Eco-chams, nous avons réalisé une enquête pour identifier les besoins en formation et accompagnement de nos clients agricoles. Nous avons ensuite formé les premiers bénéficiaires aux enjeux du changement climatique, aux méthodes d’irrigation, au compostage, à la gestion de l’eau, ou encore au traitement des maladies. Dans les oasis, les fortes chaleurs dues au changement climatique contribuent à la prolifération d’un acarien qui tisse autour des dattes une toile et entraîne leur dessèchement. Nous avons donc formés les producteurs de dattes au traitement nécessaire pour lutter contre ce ravageur.
4. Quels sont les résultats atteints à ce jour ?
Depuis 2015, nous avons accordé 1638 « Eco-prêts » pour des activités de collecte, recyclage et valorisation des déchets, pour un montant de 4 millions de dinars. Nos clients ont ainsi pu développer leurs entreprises et se positionner avec succès comme précurseurs du secteur. Une de nos bénéficiaires, Hiba Heni, a ainsi pu investir dans du matériel et des machines pour le broyage et la transformation des déchets, et élargir son réseau à plus de 70 collecteurs (voir son témoignage ici). Un autre client, Hamza Chouech, a pu ouvrir sa propre unité de recyclage et préside aujourd’hui la chambre syndicale du plastique, véritable reconnaissance de son parcours et sa persévérance (voir son témoignage ici).
Durant la phase pilote d’Eco-Chams, mise en œuvre avec l’appui d’ADA en 2020 et 2021, nous avons octroyé 122 prêts pour des investissements dans le pompage et l’irrigation solaire, pour un montant de 2 millions de dinars. Parmi les bénéficiaires, 50 producteurs de dattes ont été formés aux bonnes pratiques agricoles. Avant de déployer le produit Eco-chams à l’ensemble de nos agences, nous avons réalisé une évaluation des résultats. Cette étude a montré qu’après la contractualisation du prêt Eco-Chams, 79% des clients ont changé de source d’énergie pour le fonctionnement de leur système d’irrigation (la majorité utilisait du gasoil). Le taux d’utilisation d’un système d’irrigation en goutte-à-goutte est passé de 33% à 62% grâce à Eco-Chams. 88% de nos clients estiment que leur nouveau système de pompage et irrigation est plus économe, et 70% se disent prêts à recommander le produit à leur entourage. [Pour plus d’informations sur la méthodologie d’évaluation et les résultats de cette étude, voir l’article publié dans le cadre du LabODD].
5. Quelles leçons avez-vous tirées de cette expérience ?
Cette expérience nous a permis de confirmer que missions sociale et environnementale sont inter-reliées. En développant et mettant en œuvre notre stratégie environnementale, nous avons pu atteindre nos objectifs sociaux : créer de la richesse auprès des clients bénéficiaires, renforcer leur résilience et améliorer leur revenus.
Egalement, investir dans le financement vert nous a permis de renforcer notre leadership sur le marché en tant qu’institution responsable. Grâce à cela, nous avons pu attirer de nouveaux bailleurs et investisseurs intéressés par des projets verts et durables. Enda Tamweel a notamment obtenu un prêt de 20 millions de dollars de la part de l’IFC pour le financement des énergies renouvelables, ce qui va grandement nous aider à développer notre portefeuille de projets verts.
Finalement, pour réussir la mise en œuvre de projets écologiques, nous avons constaté à quel point il est important d’investir dans la formation et la sensibilisation, à la fois du personnel et des clients, sur les enjeux environnementaux. Il s’agit avant tout d’instaurer une culture d’entreprise et d’inculquer un changement de mentalité auprès des individus : personnel, clients et partenaires.
6. Quelles prochaines actions prévoyez-vous de mettre en œuvre pour améliorer votre performance environnementale ?
Pour améliorer sa performance environnementale, Enda Tamweel prévoit de réviser son système de gestion des risques environnementaux et sociaux. Aujourd’hui, nous utilisons la liste d’exclusion de l’IFC, mais nous n’avons pas mis en place un système de gestion des risques sociaux et environnementaux systématisé. Dans les mois qui viennent, nous comptons développer un système de scoring environnemental pour l’ensemble des secteurs d’activités que nous finançons.
Nous prévoyons également de développer de nouveaux produits financiers qui répondent aux besoins des éco-entrepreneurs. Nous allons notamment proposer un crédit pour investir dans l’éco-efficience énergétique. A moyen terme, nous envisageons d’élargir Eco-Chams à d’autres solutions, telles que les chauffe-eaux solaires, le petit photovoltaïque, ou encore la construction de citernes d’eau. Et nous réfléchissons aussi à d’autres produits autour du transport durable, de l’habitat écologique ou de l’agriculture responsable.
En partenariat avec l’association ENDA Inter-arabe, nous allons également poursuivre la formation des producteurs de palmiers-dattiers aux bonnes pratiques agricoles dans 5 agences supplémentaires, avec possibilité d’accompagnement personnalisé.
7. Que recommanderiez-vous à une institution de microfinance voulant s’engager dans la gestion de sa performance environnementale ?
Commencez par bien identifier et analyser les opportunités et les menaces liées aux enjeux écologiques de l’écosystème où vous évoluez.
Et travaillez sur la conduite de changement, essentielle quand on veut encourager l’adoption de pratiques plus écologiques.
Article rédigé par Khereddine Kahia, responsable de la stratégie agricole et environnementale d’Enda Tamweel, en Tunisie, en collaboration avec CERISE.
Rendez-vous sur le site d’Enda Tamweel pour découvrir l’organisation et ses projets.
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